Luce Janin-Devillars

« Il faut être amoureux de sa vie... »


« Comment gérer l'équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle ? La question devient centrale pour un nombre croissant de personnes. A Béziers, le Centre des jeunes dirigeants d'entreprise a lancé un débat sur le sujet. La psychanalyste Luce Janin-Devittars livre ici ses réflexions . »


Ressources : En quoi la psychanalyse peut-elle se mêler des conditions de travail ?

Luce Janin-Devillars (1) : Nous recevons des personnes en souffrance d'une manière ou d'une autre, pour des missions personnelles ou professionnelles ; mais dans tous les cas, il y a interaction entre les deux. On ne peut pas se couper en tranches, séparer vraiment vie privée et vie au travail. Si on est mal d'un côté, il y a des répercussions ailleurs. D'autre part; la psychanalyse s'intéresse au monde de l'entreprise car on y retrouve, dans les hiérarchies professionnelles et les relations de travail interpersonnelles, des figures familiales. Très schématiquement, on peut dire que la position du responsable, du chef, du manager, la figure de l'autorité et de la loi est perçue sur un versant paternel. De même, l'entreprise dans son ensemble, avec ce qu'on y fait et les gens qui la composent, va être vécue sur un versant maternel. L'entreprise, c'est la bonne ou la mauvaise mère, selon qu'on s'y trouve bien, épanoui et en sécurité, ou au contraire menacé, mal perçu ou humilié.

Ressources : Avez-vous le sentiment que l'entreprise, aujourd'hui, est une bonne ou une mauvaise mère ?

Luce Janin-Devillars : Cette mère semble devenir mauvaise car elle subit les fluctuations de l'économie, dans une logique de profit, normale pour J'entreprcneur qui doit dégager des bénéfices. En même temps, si les salariés sont pressurés, s'ils ne peuvent répondre à ses exigences, sinon au détriment de leur vie familiale, sociale, amicale ou amoureuse, ils vont mal vivre l'entreprise, déprimer, multiplier les arrêts de travail, l'absentéisme, vont voir le médecin du travail, demander les pilules du bonheur, antidépresseurs et anxiolytiques,

Ressources : Faut-il mettre l'entreprise elle-même en thérapie » ?

Luce Janin-Devillars : Il n'y a pas vraiment de thérapie, mais toujours des équilibres plus ou moins bien rattrapés, comme dans la marche : on fait ce qu'on peut, entre les impératifs liés à la nécessité de travailler, à la région où Ton est, au type d'emploi possible. Ce sont des solutions individuelles. L'autre difficulté est que, dans une conjoncture morose, même si l'entreprise est "mauvaise mère", il est plus difficile d'en changer. La mobilité n'est pas toujours aisée, surtout si on n'a aucun ami à l'autre bout du pays. Une personne peut souffrir dans son entreprise d'autant plus qu'elle y est attachée ; alors, elle a du mal à la quitter, à faire le deuil de cette mère-là.

Ressources : On parle parfois de management par le stress. Ce dernier aurait des aspects positifs...

Luce Janin-Devillars : J'ai analysé la souffrance au travail, phénomène croissant. C'est un stress qui provoque fatigue, perte de sommeil et d'appétit, et qui se manifeste d'abord par des troubles fonctionnels : les gens ont mal au ventre, à la tête, au cœur ou au dos, ce qui signifie d'ailleurs qu'on en a «plein le dos ! Mais le généraliste ne trouve aucun trouble physique réel même si les gens souffrent. Alors, le médecin prescrit des vitamines et presque toujours des psychotropes. Les Français sont les premiers consommateurs d'antidépresseurs au monde ! Puis, si la personne n'y prend pas garde, ne parvient pas à se dépêtrer de son mal-être, sa souffrance peut vraiment s'inscrire dans le corps, c'est l'apparition d'ulcères, de lésions, voire d'une dépression nerveuse. Du strict point de vue psychologique et médical, on peut distinguer l'eustress" et le "distress". Le premier, c'est le bon stress, lié au bonheur, par exemple le jour où on se marie. Le second, c'est quand on se fait engueuler par son patron. Ceux qui veulent manager par le stress, c'est pour mettre la pression, sous tension, pour obliger les gens à puiser toute leur énergie, parfois pour les rendre plus dynamiques. Mais il peut y avoir très souvent un retour de bâton, la méthode est très délicate à manipuler.

Ressources : Que préconisez-vous ? Faut-il repenser le management, les conditions de travail ?

Luce Janin-Devillars : Certes, il faudrait agir à la source, prévenir. Ce n'est pas toujours facile, cela dépend de la taille des entreprises, des budgets qu'elles peuvent consacrer, Mais dès que les tensions deviennent fortes, il faudrait réaliser une sorte d'audit psychique au sein de l'entreprise, de remise à plat, pour soulager ces tensions, éviter que des gens craquent. Finalement, il y a plein de gens qui vont mal et plein de gens qui les soignent ; parfois, même ceux qui les soignent vont mal, donc sont soignés par d'autres !

Ressources : Comment équilibrer vie professionnelle et vie privée ?

Luce Janin-Devillars : Les tensions au travail peuvent retentir à la maison. En quittant son bureau, même si on laisse ses dossiers, ce qui n'est pas toujours le cas, on repart avec sa propre tête, ses soucis. S'ils sont trop gros, on rentre daas une rumination, soit en silence par introversion, ou en buvant un petit coup de trop, soit en projetant tout sur sa femme ou son mari. La vie conjugale en souffre. Sans être la seule explication du divorce, cela fait émerger des tensions. Le chômage aussi peut entraîner une perte d'image et d'identité sur le plan narcissique, d'estime de soi. Il peut déclencher des spirales désespérantes, qui aboutissent à la déshérence, à se retrouver à la rue, surtout pour les hommes. Beaucoup cherchent aussi, dans leur vie privée, des compensations, sont hyperractifs, d'autant que les médias multiplient les sollicitations, créent des tas d'envies. Désormais, il faut être sur tous les fronts : être performants en tout, au travail, sexuellement, physiquement. C'est un culte du "tout être" à la fois. Vouloir être les meilleurs en tout peut dégénérer en frénésie. Alors qu'on pourrait très bien faire l'éloge de la paresse, car il est bon de ne rien faine de temps en temps. Au fond, c'est la peur de mourir qui entraîne ce besoin un peu névrotique d'occuper sa vie à plein temps.

Ressources : Certains mauvais jours, l'individu peut rêver de changer de vie. Est-ce possible ?

Luce Janin-Devillars : Il n'est jamais trop tard pour changer de vie. Ni l'âge, ni la situation que l'on croit figée ne peuvent l'empêcher, à condition que ce ne soit pas une petite envie en passant, mais un vrai désir de transformation. Pour cela, il faut prendre son temps, étayer sa recherche. Certes, changer sa vie ne signifie pas changer toute sa vie, mais seulement les cléments de son existence devenus trop pesants, qu'on ne supporte plus, au travail ou chez soi. Il faut être amoureux de sa vie, sinon elle devient ennuyeuse à mourir.

Recueilli par Georges MATTIA

(1) Psychologue, psychanalyste et sociologue clinicienne, elle dirige le département de psychologie du centre médico-social Saint-Jean-de-Dieu à Paris. Auteur de - Changer sa vie -, aux éditions de la Martinière et Poche, elle est intervenue hier soir à Béziers, dans une table ronde, (lire ci-dessous)



Il faut être amoureux de sa vie