QUESTIONS À LUCE JANIN-DEVILLARS
Psychanalyste, auteur de « Changer sa vie » (Pocket)
« Ceux qui veulent changer de vie le font parce qu'ils veulent écouter leur désir profond. »
LE POINT : Faut-il avoir peur de celui qui veut changer de vie ?
LUCE JANIN-DEVILLARS : II y aura évidemment toujours des gens instables, qui parfois même souffrent d'une névrose d'échec, ceux qui se lancent systématiquement dans des projets mal préparés sur une impulsion, sans recul. Mais il me semble que c'est une minorité, Aujourd'hui, nous assistons à une dynamique nouvelle. Ceux qui veulent changer de vie le font pour la plupart sans nécessité traumatique, parce qu'ils veulent écouter leur désir profond. La société et les nouvelles donnes socio-culturelles les y aident. Les contraintes d'autrefois, suivre la voie tracée par ses parents par exemple, se sont assouplies.
L. P. : Est-ce qu'il y a des âges plus propices au changement ?
L J.-D. : La fameuse crise de la quarantaine est une période féconde. On a en général fait le plein sur le plan émotionnel. La carrière professionnelle est souvent aboutie. On se soucie plus de savoir-être, et, pour y parvenir, certains sont prêts à se mettre en danger et à prendre des risques.
L. P. : Comment faire la distinction entre le fantasme et le désir de changer de vie ?
L J.-D. : Il est facile de rêver de tout lâcher quand on est fatigué de son patron ou de son couple. C'est un fantasme tout à fait thérapeutique, une pensée qui aide à vivre au quotidien. On ne changera rien, mais le rêve soulage. Le désir, lui, est plus intense, il occupe les fantasmes diurnes, les rêves, les nuits, il porte vers la réalisation. Celle-ci prend toujours du temps. On commence par un week-end à la campagne, puis c'est l'achat d'une résidence secondaire, et un jour l'installation définitive. Un désir se concrétise souvent pas à pas.
L. P. : Le travail psychologique est difficile ?
L J.-D. : Un changement est une rupture, même partielle, et c'est toujours difficile. Se trouver soi-même est un travail. Dès la naissance, nous sommes pris dans les fantasmes de nos parents, de notre fratrie. Grandir, c'est apprendre à bâtir son projet personnel, le sien et pas celui des autres.
L. P. : On parle du « courage de changer ». C'est un abus de langage ?
L J.-D. : Non, le changement est périlleux, surtout lorsqu'il coupe de son milieu d'appartenance. Le métier est un repère identitaire fort. Si un couple décide de changer de métier, il faut que les deux soient d'accord. Sinon, celui qui renonce à un certain style de vie sans l'avoir vraiment désiré ressent une perte. L'aventure peut se terminer par une séparation. Il est clair que changer de vie implique une vraie réflexion, un projet, et du temps pour le mettre en œuvre. Il peut être utile de se demander pourquoi on veut revenir à la terre ou se mettre à la tapisserie.
L. P. : Pourquoi ?
L J.-D. : Parce que beaucoup de projets ne sont pas les nôtres, mais, à notre insu, ceux d'un proche. Une étude approfondie de l'arbre généalogique peut montrer qu'en fait c'était le désir inassouvi d'un aïeul qui s'est transmis de génération en génération. La plupart des Parisiens, qu'ils soient d'origine française ou immigrée, ont des ancêtres paysans. Le retour à la terre est peut-être la « réparation » due aux parents, arrachés à leur village pour survivre en ville. Cela vaut-il la peine de tout arrêter pour un écho du passé? Au moment d'un tel choix, il peut être utile de profiter d'un accompagnement de quelques mois pour mieux s'interroger sur ses motivations.
L. P. : Faut-il craindre l'échec ?
L J.-D. : On a coutume de dire que l'échec fortifie, mais il nous met aussi en danger. Que sommes-nous prêts à supporter? J'ai connu une femme qui était partie comme brodeuse en pleine campagne. Ce fut un échec. Elle est revenue à Paris au bout de quelques mois, heureuse malgré tout d'être allée jusqu'au bout de son fantasme... •
Propos recueillis par C. Golliau